La notion de marque tend à prendre une importance prépondérante dans les stratégies de production et les logiques de diffusion. Cette évolution est-elle de nature à modifier substantiellement le rapport à l’œuvre, voire la notion d’œuvre elle-même ?
Jean-Paul Commin souligne en préambule que 50 % des séries présentées en 2009 en France auprès des diffuseurs provenaient de licences existantes. Doit-on y voir un manque de créativité de la part des auteurs et des producteurs ou, plus simplement, l’assurance d’une plus grande confiance accordée à de tels projets de la part des chaînes de télévision, pour qui la prise de risque tendrait à devenir nulle ? Aujourd’hui, livres, bandes dessinées ou comics, jeux vidéo sont autant de vecteurs de licensing et de merchandising qui sont primordiaux pour les producteurs, car synonymes de sources potentielles de revenus. Même les diffuseurs s’avèrent intéressés par cette manne.
Johanna Karsenty introduit dans un premier temps Eurodata TV Worldwide, que l’on peut résumer comme une gigantesque base de données issues de 80 pays et représentant près de trois milliards de téléspectateurs potentiels. Cet outil a mis en lumière le fait qu’entre 2004 et 2009, la durée moyenne de présence devant un écran de télévision a augmenté de neuf minutes, dont trois entre 2008 et 2009. Ce vaste système généraliste propose également une partie entièrement dédiée aux émissions jeunesse, appelée Kids TV Report, qui recense les données chiffrées de plusieurs pays : Allemagne, France, Grande-Bretagne, Espagne et Italie. Il ressort que les enfants, en moyenne, ont passé une minute de plus devant l’écran entre 2008 et 2009. À noter cependant qu’avec 2 heures 12, la France enregistre une baisse de… une minute.
Dans le Top 20 des émissions les plus regardées, 21 % d’entre elles sont des licences de comic books et de livres pour enfants. "Mais on y voit aussi des adaptations de séries live en animation", précise Johanna Karsenty. Le manga est aussi en bonne place, avec 7 % de présence dans le Top 20, mais avec des disparités géographiques : "C’est en Italie que le phénomène prend le plus d’ampleur." Le jeu vidéo, type Gormiti ou Wakfu en France, représente 4 % des émissions, dans les mêmes proportions que l’adaptation de séries live (Zorro, La Panthère rose, etc.). Au total, ce sont donc 36 % des émissions jeunesse qui, en Europe, sont le fruit d’adaptations, de licences.
Pour Philippe Alessandri, la fragmentation de l’audience, liée à la multiplication des canaux de diffusion de contenus, a pour conséquence un accroissement des difficultés économiques à financer de nouvelles séries. "En outre, les enfants sont des téléspectateurs conservateurs, bien plus que les adultes, et, à ce titre, ils aiment mieux voir et revoir ce qu’ils connaissent bien. Le licensing aide à construire une marque télévisuelle, au sens où les canaux papier (magazines, livres) et interactif (jeux vidéo, sites web) sont autant de leviers pour aider au lancement de séries TV." En clair, les enfants qui aiment les jouets d’une licence sont plus enclins à regarder la série.
C’est donc d’un intérêt évident pour les diffuseurs qui, d’une part, bénéficient ainsi du buzz fait autour de la licence et, d’autre part, peuvent espérer d’autres revenus générés par cette licence. On voit même des alliances se nouer entre diffuseurs et producteurs pour mettre en place une stratégie concertée de merchandising via leurs propres départements pour pousser la marque. Est-ce à dire que le téléspectateur doit être considéré comme un simple consommateur ? "Non", rétorque Philippe Alessandri, "car des licences fortes ne signifient pas automatiquement des séries TV à succès." D’où le savant jonglage qu’il convient de noter : parfois, des séries n’ayant pas ou peu de liens avec une licence ont l’avantage de générer une audience potentielle plus large car, justement, elles ne sont pas assujetties à une quelconque marque. En conclusion, la stratégie de programmes devrait, certes, prendre la notion de licensing en considération mais, au même titre que d’autres éléments, en gardant à l’esprit que ce qui compte, c’est le public.
A contrario, José Luis Ucha, s’il estime bien que le licensing est le moteur de la programmation, reste plus circonspect sur la dimension conservatrice des jeunes téléspectateurs. "La télévision n’a plus le monopole de l’entertainment. Face à la crise globale qui secoue le milieu de la production télévisée, nous devons penser à des solutions globales, y compris dans les marques." Et de pointer "la frilosité" dont font montre les diffuseurs pour tout ce qui a trait à la nouveauté. Le téléspectateur irait donc trouver ailleurs, sur d’autres canaux de diffusion, la nouveauté qui lui manque. Point de conservatisme ici, donc, mais bien plutôt une démarche proactive pour trouver du contenu frais.
Et Tom Van Waveren semble lui donner raison. Ce dernier s’appuie sur une étude montrant que, lorsque des jeunes regardent 1 heure 30 de programmes TV, ils consomment en fait… 2 heures 30 de contenus ! En effet, la multiplication et la multiplicité des supports de diffusion ont entraîné une radicale modification des comportements de la part des téléspectateurs, devenus en quelque sorte des consommateurs de contenus. Cependant, pointe Tom Van Waveren, "la télévision demeure la rampe de lancement pour des contenus nouveaux par rapport aux autres médias". Ces derniers ne seraient donc que des accélérateurs du lancement, pas la rampe elle-même. "Cet éparpillement signifie que la série TV doit être rapidement attractive car, autrement, le jeune téléspectateur va se disperser sur d’autres contenus", corrélés ou non.
Prenant l’exemple de la série Total Drama Island, il note que plus de 1,6 million de téléspectateurs en moyenne ont suivi le programme et que 3,3 millions de fans de la série ont visité le site web dédié pour créer leur propre avatar. Devant un tel succès, on était en droit d’espérer des gains substantiels ; il n’en a rien été. La preuve que, même sur un programme à succès, le licensing n’est jamais un phénomène automatique de génération de gains.
En prenant un peu de hauteur, Tom Van Waveren explique que le licensing n’a rien de la solution miracle. "Lorsqu’un programme est nouveau, le téléspectateur a plus de possibilités de se l’approprier et d’y être fidèle. À l’opposé, lorsqu’on s’appuie sur une licence ancienne – donc potentiellement à haute valeur ajoutée –, le même téléspectateur peut ne pas apprécier son dessin, son animation et, ainsi, le résultat est inverse à la stratégie."
Sylvia Schmöller, en qualité de directrice des acquisitions de la chaîne allemande Super RTL, estime que les chaînes privées voient forcément d’un bon œil le licensing, car "cela peut forcément être source de revenus complémentaires". De là à ne voir que par ce biais, elle s’en défend : "C’est d’abord la force de l’œuvre qui prime." Tom Van Waveren complète et souligne le fait qu’il faut bien savoir ce qui a plu dans la licence. "Il faut s’attacher à bien mettre en lumière les éléments forts d’une licence et s’appuyer sur ceux-là pour développer sa stratégie. Penser licence juste pour la licence est négatif."
Philippe Alessandri acquiesce et ajoute que certaines licences, bien qu’attractives de prime abord, sont totalement inadaptables car, par exemple, elles ne touchent pas, ou très peu, plusieurs générations. Le téléspectateur doit être pensé dans sa versatilité. "Si on adapte des licences anciennes, il convient d’abord de les moderniser pour répondre aux besoins actuels et non s’ancrer dans l’environnement dans lequel l’œuvre a vu le jour."
À ceux qui pensent que le licensing tue la création, Philippe Alessandri rétorque que, au contraire, "cela peut être un formidable moteur de créativité". Prenant appui sur l’exemple de la série High Five, qui met en scène le basketteur Tony Parker, il raconte : "Nous avons travaillé avec beaucoup de départements de notre studio pour savoir quel serait le meilleur merchandising à appliquer à la série, au fait que nous ayons un tel athlète de renommée internationale à mettre en avant. Plutôt que d’ouvrir les vannes dans tous les sens, cela nous a obligés à être plus créatifs."
Tom Van Waveren précise que "la licence n’est pas tout". "Le contenu est roi", complète Sylvia Schmöller. "On ne peut pas manufacturer le succès ; il y a une part importante d’incertitude qui fait toute la force des nouveaux programmes."
Philippe Alessandri préfère avoir une démarche proactive et, plutôt que d’adapter des licences existantes, il préfère penser comme un créateur de nouvelles licences. Ainsi, Foot 2 Rue est non seulement un programme télévisé mais c’est aussi un site Internet, fonctionnant sur le mode "freemium", cofinancé avec France Télévisions, pour un budget de 250 000 €. Ici, la licence ne génère pas de revenus immédiats – l’intégralité des jeux disponibles étant gratuite – mais des kits (sous forme d’add-ons ou de bonus) sont disponibles en mode payant. Se pose alors la question du paiement. C’est donc via une chaîne de restauration rapide que le financement se fait : en lieu et place des jouets en plastique offerts par le restaurateur, Télé Images Kids propose des pass sur lesquels on trouve des codes permettant aux enfants de se connecter sur d’autres rubriques du site ou offrant un meilleur gameplay. En quelque sorte, du bonus gratuit pour l’utilisateur, payant pour les parents. Et l’on touche ici à un autre domaine, concomitant, qui est le cross-média.
C’est donc du côté de la stratégie globale et cross-média que la licence doit et devra se penser. La seule déclinaison d’un programme n’est pas, à elle seule, un relais de croissance, tant pour les producteurs que pour les diffuseurs. Si le licensing est un moteur de la programmation, il n’est pas pour autant le véhicule qui permet d'avancer. Seule une vision tranversale, raisonnée et concertée d'une licence est à même d'obtenir un succès multiplateforme. Avec, toujours en point d'orgue, le contenu.